Bien-vivre, Démocratie & Animal politique par Jean-Pierre Vernant
Pour ce premier billet de blog, j’ai le plaisir de vous partager un très intéressant extrait de la partie 3 de la collection Gallica “Chercheurs de notre temps” avec l’historien et résistant Jean-Pierre Vernant : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k13206290.r=Dominique%20Bollinger?rk=493564;4
Transcription :
-Selon vous, jean-pierre Vernant, les grecs ont inventé LE politique mais pas encore LA politique,
quelle différence faites vous entre le politique et la politique ?
-Commençons par le politique, ce que j’appelle le politique. Il n’y a pas, je crois, eu de société humaine où il n’y a des relations de pouvoir entre les différents constituants de ces sociétés. Inventé le politique, pour moi, ça veut dire deux choses (sans doute) fondamentales.
D’abord qu’il y a cette expérience étonnante, tout à fait paradoxale, d’un groupe d’hommes qui, dans la Grèce du 7e siècle, pour des raisons que les historiens arrivent en partie à démêler (dont je ne parle pas aujourd’hui, je prends les choses à un niveau un peu philosophique et abstrait). Un groupe d’hommes qui pensent leur communauté par un terme : “ce qui est commun” par opposition à ce qui est propre à chacun. Et c’est l’idée que ce qui est commun doit être également partagé par tous. Et qu'en ce sens il n'y a de communauté humaine véritable, c'est à dire il y a de "polis" véritable, la politique c'est la "polis", c'est l'institution de la cité que dans un système où on a créé des institutions susceptibles d'aboutir à ce résultat.
Le pouvoir, le "kratos", la puissance supérieure de domination qui courbent l'esclave sous la loi du maître. Qui courbent l'enfant sous la loi de son père. Qui doit, chez les barbares, courber tous les sujets sous la loi du roi. Ce pouvoir, il doit être constitué de telle sorte que personne ne puisse se l'approprier. Et que ce que j'appelle le politique c'est justement cet effort pour définir un champs tel que le pouvoir s'y exerce sans que personne ne puisse se l'approprier, qu'il soit également réparti.
Ce qui n’est pas simple et ce qui est une idée en même temps farfelu pourquoi est ce que dans une communauté humaine il faudrait agir pour que, je prends les expressions grecques, le pouvoir soit déposé, soit placé “es messon” ou demeure “en messo” : soit au centre. Pour que précisément personne ne puisse mettre la main dessus. C’est qu’ainsi on va avoir alors (c’est le deuxième point) une réflexion, qui est une réflexion théorique, une réflexion à la fois éthique et philosophique sur ce que doivent être les constitutions pour que ces conditions soient respectées. Et pour que la cité ne permettent pas seulement aux hommes de vivre, comme dirait Aristote, mais que la cité soit faite en fonction du bien vivre, du vivre humainement ; et vivre humainement ça veut dire que chacun va participer à ce plan politique que chacun sera un homme politique puisque c’est la définition-même de l’Homme chez Aristote. “L’Homme est un animal politique”, voilà l’invention du politique. On est réellement un homme que si on participe à cette espèce de gestion commune sans être esclave de personne.
L’autocratie : ne dépendre de personne. Alors ce plan là il prend des formes différentes suivant qu’on a une démocratie ou qu’on a une oligarchie, je n’entre pas dans les détails.
L’essentiel c’est ça et le deuxième point c’est cet effort pour essayer de théoriser ça de lui donner la forme d’un discours quasi rationnel. De penser qu'on peut le modifier, le change, et que les constitutions y en a qui sont bonnes, [d'autres] qui sont mauvaises.
Que si elles sont enracinées dans l’ordre du monde, bien sûr (sinon elles ne seraient pas valables). Cependant ces choses humaines ce sont des "nomoï ", ce sont des règles et les hommes ont le pouvoir de les modifier.
Le politique, parce que c’est pas par hasard qu’Aristote dira que l’homme est un animal politique. Ça veut dire que l’homme, ce qui le caractérise, et il n’est vraiment homme que dans la mesure où il fait partie d’une “polis”, d’une cité. Et que, cette cité lui permet non seulement de vivre, mais de bien vivre, c'est à dire de vivre humainement à la fois en pensant ce qu'il fait et en participant sur un plan d'égalité à tout ce qui est, ce qui constitue sa vie commune
et ça je crois c’est c’est quand même une espèce d’invention extravagante et admirable.
Ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas déjà chez les grecs au 5e et au 4e siècle de LA politique, c’est à dire que, à l’assemblée, il y avait… mais, mais, mais. Je crois que quand nous parlons de la politique ou de l’homme politique nous avons dans la tête autre chose nous avons bien évidemment par derrière l’idée que les grecs ont inventés “ça”, que vous appelons la liberté.
Mais nous ne voyons pas à quel point les choses se sont modifiées, pourquoi ? Parce que d’une certaine façon pour qu'il y ait LA politique il faut plusieurs conditions. La première c'est qu'il y ait quelque chose qui est l'état, c'est à dire qu'il y ait un pouvoir.
Et que celui qui exerce ce pouvoir ou ses conseillers considèrent qu’il y a une logique du pouvoir. Le pouvoir a ses propres règles, il a ses lois de développement, comment le gagner, comment le maintenir, comment l’agrandir. Il va donc y avoir des raisons d'état, une logique du pouvoir,
ça c’est le premier point.
Or les grecs n’ont pas cela. Parce que dans la Grèce la "polis" n'est pas un état, la "polis" est une communauté d'hommes assez petite, avec une "représentation" directe.
Il manque totalement ce qui est nécessaire pour qu’il y ait aujourd’hui politique : des organisations politiques, des partis politiques et également des classes, des catégories sociales ayant une conscience de leurs différences et les conflits qui les opposent. Il n’y a pas cela. Il y a des riches, il y a des pauvres, ils se combattent mais on ne peut pas dire qu'il y a quelque chose qui serait des classes sociales.
Les citoyens ils ont en face d’eux, bien entendu les esclaves qu’ils exploitent, des métèques qui sont là mais qui n’ont pas les mêmes droits mais eux forment une communauté. On ne dit pas la cité d’Athènes, ont dit “oï athenaoï”, les athéniens. Et quand l'assemblée prend une décision, car ce pouvoir qui ne doit être mis entre les mains de personnes, c'est le pouvoir de délibérer et de décider, que tous doivent partager. Le pouvoir de commander qu'ils doivent endosser alternativement les uns après les autres. Et le pouvoir de juger puisqu'ils doivent être "élus" aux tribunaux.
Et bien, tout ça, c’est ce qu’ils ont en commun et qui constituent les athéniens à l’assemblée quand on passe une loi, y compris concernant les dieux, qu’on décide que il y aura tel(s) dieu(x) ou il n’y aura pas tel(s) dieu(x), on dit : “il a plu aux athéniens que…”.
Tandis qu’aujourd’hui, nous avons d’une part cette logique de l’état et cette logique de l’état implique en face d’elle qu’il y a des individus et que ces individus ils ont eux-mêmes des droits. Il y a les droits de l’individu qu’il y aura des droits des travailleurs, les droits des femmes, les droits des enfants, les droits de ceci… idées que les grecs n’ont pas du tout.
Vous êtes animal politique, vous échappez à la domination, vous gérez les affaires communes et bien l'affaire est réglée, il n'y a pas la notion de droit. Vous avez des obligations et surtout vous avez cette espèce de garantie que personne ne peut vous tyranniser dans votre vie.
Donc en face des individus et des droits… et puis il n’y a pas de politique s’il n’y a pas en face de l’état et rassemblant les individus autour de certains thèmes des organisations. Il y a un jeu politique, il y a des règles de ce jeu politique qui peuvent varier mais qui ont une certaine constance à partir du moment où il y a l’état, les individus et des organisations politiques. Donc nous sommes, si je peux dire, dans un contexte qui n'est pas le même. Et en ce sens, par exemple, en face de cette logique de l'état, de cette façon pour le pouvoir de se penser comme ayant en lui-même sa justification et ses propres fins. Et que, par conséquent, le pouvoir doit agir en fonction de ce qui est sa propre raison d'état. En face, les individus, les groupes, beaucoup essaient de s'emparer de cet état et d'entrer dans la logique du pouvoir mais il y a en même-temps la nécessité de contre pouvoir ou de séparation du pouvoir. La politique s'instaure quand, en face de cet état et son pouvoir, sont pensés en même temps, les exigences de séparation des pouvoirs. Par exemple le pouvoir judiciaire. Il faut qu'il y ait un pouvoir judiciaire qui ne soit pas entièrement intégré dans la raison d'état. Impossible en Grèce puisque les tribunaux et les juges sont exactement sur le même plan et "élus" dans les mêmes conditions que les magistrats [càd tirés au sort parmi les citoyens]. Le pouvoir commun, c'est tout cela en même temps, c'est ce qui réglemente la vie de la communauté.
Donc là encore nous sommes dans un contexte différent et par conséquent le problème qui se pose, le problème de l’éthique en face du pouvoir de l’état, en face des droits des individus, du jeu des organisations politiques avec la dialectique des fins et du moyen, des contre-pouvoirs, une question ne peut pas ne pas se poser : quel est le rôle de l’éthique ? Comment est-ce que les valeurs morales
s’insèrent dans les droits des individus et dans le pouvoir de l’état ? Or le problème ne se pose pas dans les mêmes termes pour les grecs. En quelque sorte c’est l’éthique, les valeurs, ce sont les valeurs même de la politique c'est cette nécessité de préserver le pouvoir d'une domination quelconque qui constitue la base et le moteur de toute la vie sociale.
Alors je crois qu’on se trouve là dans des contextes assez différent pour que un type comme moi qui s’est occupé de la Grèce puisse dire : “les grecs ont inventé le politique, mais ne croyons pas que ce que nous appelons la politique c’est la même chose. Ce n’est pas la même chose. Mais il n’y aurait pas notre politique si les grecs n’avaient pas inventés le politique.
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Category: Démocratie