Réaffirmer le pouvoir du peuple contre la domination oligarchique - Jacques Rancière

J’avais trouvé sur agoravox/dailymotion cette conférence donnée à Athènes pendant la crise. Elle a été supprimée, merci donc de la partager, la diffuser et de l’enregistrer. Les thèmes sont l’oligarchie, les privatisations et les destructions des conquis sociaux, la récupération du discours marxiste, la fin de l’histoire de Fukuyama, critique de l’idée d’un peuple trop bête, consommateur, lobotomisé pour gouverner déjà diffusée par Platon, la démocratie directe, le pouvoir de tous et n’importe qui, le maître ignorant et l’émancipation populaire, etc…

Transcription :

La notion même de démocratie s'est trouvée, de plus en plus, mise en question au sein même de ces états qui s'appellent eux-mêmes "démocratie".

De plus en plus la conjonction idéal entre : pouvoir collectif du peuple, liberté du marché, et libre choix des individus s’est trouvée défaite de deux grandes manière. D’un côté, par la restriction imposée par la liberté du marché au pouvoir collectif du peuple, de l’autre par la montée en puissance au sein même des pays dits “démocratiques” de discours dénonçant la démocratie comme état de société dangereux pour tout bon gouvernant. Le premier aspect est attesté par le développement au sein des “démocraties” d’une culture de gouvernement dite consensuelle. Il faut bien voir ce que ce terme de consensus recouvre. Le mot semble en effet, à première vue, désigner une pratique d’allure démocratique, à savoir l’appel à la discussion et à la concertation plutôt qu’au conflit qui est toujours résolu au profit du plus fort. Mais en fait le mot de consensus désigne quelque chose de plus radical. L’impossibilité d’être en désaccord sur les données même de ce qui est à discuter. La culture du consensus est une culture qui admet un certain état des choses - donc en fait, un certain état du rapport des forces - comme une donnée objective qui s’impose à tous et impose du même coup les seules solutions à donner. La donnée fondamentale sur laquelle fonctionne aujourd’hui le consensus c’est celle de la contrainte économique globale, c’est-à-dire de la loi du marché mondial. Or cette loi fonctionne doublement : d’un côté elle fonctionne comme les données de fait qui définit la tâche des gouvernements, à savoir adapter leur pays à cette évolution effective. Mais de l’autre elle fonctionne comme une contrainte légale que nos gouvernements se font maintenant comme une contrainte statutaire, par des institutions qu’on appelle supra-étatique, mais qu’il vaudrait mieux définir comme des institutions inter-étatique. Cette donnée implique dans nos pays l’accord global des partis dits de gouvernement, sur un programme commun d’adaptation à la libre concurrence. On sait que ce programme implique lui-même la destruction des services publics et les systèmes de protection sociale. Surtout elle implique, de plus en plus l'idée que, la politique est un art compliqué de gestion où la moindre erreur de calcul est fatale pour la collectivité entière, et donc ne peut être un art qui ne peut être exercé que par une élite experte. La conséquence en est le renforcement d'une oligarchie dirigeante de politiciens interchangeables, étroitement liés à l'oligarchie financière, à des groupes d'experts qui donnent la justification scientifique de ses actes, et de journalistes et intellectuels qui les présentent à l'opinion publique comme inéluctable. Du fait de cette culture du consensus la réalité du pouvoir du peuple est de plus en plus réduite aux échéances électorales, c'est-à-dire à la limite au choix, tous les 4 ou 5 ans, entre des versions diversement colorées d'un même programme fondamental.

En conséquence on sait aussi que toute forme de lutte et d’expression populaire qui dévie par rapport au système consensuel se trouve d’emblée invalide. On l’a vu un peu partout en Europe lors des luttes menées contre le démantèlement des services publics et des systèmes de protection sociale, ces luttes ont été présentés par les gouvernements et par les cercles intellectuels qui en justifie l’action comme des réactions d’arrière-garde des mouvements de gens cherchant à défendre des privilèges archaïques au mépris des données objectives et au détriment de l’intérêt commun. Un trais caractéristique de cette campagne est qu’elle a repris à son compte, une thèse empruntée à l’arsenal théorique et polémique marxiste. La thèse de la nécessité historique et la condamnation des couches sociales arriérées qui s’y opposent. Au 19e siècle, Marx dénonçait les partisans petit-bourgeois et idéologues qui opposaient leurs idéaux passéistes à la révolution capitaliste qui préparait la voie du socialisme à venir. Aujourd'hui la thèse d'une nécessité d'historique conduisant au triomphe du socialisme a été recyclée comme thèse de la nécessité historique conduisant au triomphe planétaire du libre marché. Du même coup, tout mouvement populaire contre l’extension de la loi du marché a été considéré comme l’expression de populations arriérées. Et un mot emprunté à l’arsenal léniniste a été recyclé en même temps : celui de populisme. Le mot de populisme sert aujourd’hui à faire l’amalgame entre toutes les formes de contestation du pouvoir oligarchique, en les assimilant à la propagande de certains groupes nationalistes et xénophobes. En France par exemple, les mouvements pour la défense du système des retraites ou le vote négatif au référendum sur la constitution européenne, ont été taxé de populisme de la même façon que la propagande du parti raciste d'extrême droite. Le mot de populisme sert alors à consacrer la confiscation oligarchique du pouvoir de tous en assimilant toute contestation de cette confiscation à la réaction d'un peuple ignorant, rétrograde et inique. L'idée de démocratie se trouve alors scindé en deux : d'un côté le pouvoir du peuple est ramené au monopole d'une oligarchie gouvernementale, dont la science experte doit seulement être validé pour la forme par le consentement populaire ; de l'autre, il est assimilé à la force dangereuse d'une foule soumise à des émotions irrationnelles. Ainsi se trouve brisée l'harmonie supposée entre libre marché et pouvoir du peuple. Il en va de même pour l’idylle qui était censé marier le pouvoir collectif du peuple avec le libre choix des individus. Sitôt le fantôme du totalitarisme effacé, on a vu refleurir dans nos états une critique de la démocratie qui l’identifiait au règne d’un individualisme de masse indifférent aux biens publics.

Sur ce terrain aussi on a vu recyclé toute une série de thèmes venant de l’arsenal marxiste et contestataire. La dénonciation de la démocratie formelle et de la citoyenneté idéale comme apparence cachant le règne des intérêts privés. La dénonciation des leurres de la société de consommation. La critique situationniste de la société du spectacle, etc. Tous ces thèmes faisaient partie il y a 40 ans d'une dénonciation du système capitaliste et voulaient montrer la façon dont [le capitalisme] payait en satisfaction illusoire ceux qu'il soumettait à sa loi. Or si ces thèmes sont massivement réutilisés aujourd'hui, la dénonciation a complètement changé de sens. Hier c'était le fait d'une culture contestataire qui pensait aidé la lutte des opprimés en dévoilant les mécanismes de l'oppression. Aujourd'hui elle appartient à la culture dominante, et celle-ci a tout simplement transformé les vices du système en vices des individus soumis à ce système. Dans les discours des intellectuels aujourd'hui se sont les individus consommateurs qui sont considérés comme les responsables de la domination du marché. Et ce règne supposé des individus consommateurs, [ces intellectuels] lui donnent tout simplement le nom de "démocratie". La démocratie alors est vidée de tout contenu politique. Elle est posée comme un état de la société et un état de la société dangereux pour le bien commun politique.

Ainsi le thème optimiste de la fin démocratique de l’histoire de l’époque Fukuyama est entièrement retourné. On trouve aujourd’hui chez beaucoup de philosophes, sociologues ou écrivains la vision inverse d’une fin de l’histoire assimilée à une catastrophe finale, un nouveau totalitarisme identifié à un règne des individus démocratiques, destructeurs de tout lien social. En effet, nous disent ces penseurs, les individus démocratiques veulent l’égalité. Mais l’égalité finalement ce n’est rien d’autre que l’égalité entre le vendeur et l’acheteur d’une marchandise. Donc ce que veulent les démocrates c’est le triomphe du marché dans toutes les relations humaines. Et ce désir - disent-ils - les pousse à briser toute entrave à leur frénésie égalitaire et consumériste. Et donc à détruire toutes les formes traditionnelles d’autorités qui imposaient une limite au pouvoir du marché comme l’école, la religion ou la famille. A partir de là, ces penseurs dessinent l’image d’une catastrophe démocratique qui conduirait à la ruine de tous les liens symboliques fonds dans les sociétés humaines. Et ils poussent le raisonnement jusqu’au bout en prouvant que toute lutte contre les formes de la domination oligarchique précipite encore plus la catastrophe. C’est ainsi que, une multitude de philosophes, sociologues, ou écrivains se sont relayés ces vingt dernières années pour nous expliquer que les mouvements étudiants, les révoltes de la jeunesse des années 60 - et notamment celui de mai 68 en France - visaient une seule chose : la destruction des formes d’autorités traditionnelles qui s’opposaient à l’invasion généralisée de la vie par la loi du capital. En conséquence, disent ces penseurs, le seul effet de ces révoltes a été de transformer nos sociétés en libres agrégats de molécules déliées, privées de toute affiliation, entièrement disponible pour la loi du marché à court terme et pour la catastrophe totalitaire à plus long terme. Ce dont nous avons été témoins ces dernières années - ces dernières décennies même - est bien un mouvement d’involution de la “démocratie”. Les régimes qui portent ce nom sont devenus de plus en plus des oligarchies qui mènent de manière conjointe deux tâches : leur propre reproduction et l’instauration mondiale une loi du marché qui demande des gouvernements d’experts insensibles aux souhaits et agitations de masses supposées ignorantes. De plus en plus c'est cette expertise supposée qui légitime nos gouvernements en lieu et place d'une légitimité populaire, et à la limite, contre toute idée d'un pouvoir du peuple. C’est pourquoi cette raréfaction à l’extrême du pouvoir populaire s’est accompagné de ces critiques de plus en plus virulentes contre le péril populaire et démocratique. Le point remarquable de cette double critique est qu’elle passe à chaque fois par une réappropriation de la critique marxiste de la démocratie. Nous sommes ainsi devant un double paradoxe. Ces états qui s'appellent eux-mêmes des démocraties sont de plus en plus des oligarchies dont le fonctionnement même implique le rejet de toute réalité solide de ce pouvoir du peuple qui est censé pourtant le fonder. Mais ce rejet ne peut se faire qu’en empruntant ces arguments à la vieille critique marxiste qui dénonçait l’état démocratique comme une apparence. Mon idée est que cette situation paradoxale n’est pas une simple affaire de circonstance. Qu’elle renvoie à un paradoxe qui est au cœur même de l’idée démocratique. C’est ce paradoxe que je voudrais maintenant examiner.

Je pense que son examen doit nous conduire non pas à rejeter l’idée démocratique comme contradictoire, donc illusoire ; mais à réaffirmer le pouvoir du peuple comme la contraction fondatrice de la politique en général, donc comme l'état radical qui permet seul de fonder la lutte contre la domination oligarchique. Je voudrai donc essayer de mettre au jour un écart radical de l’idée démocratique par rapport à toutes les théories du “bon gouvernement” et à toutes les pensées de la “nécessité historique”. Je partirai pour cela d’un indice qui me semble significatif. Cet indice c’est l’étrange similitude entre les critiques contemporaine de la “démocratie” dans les pays occidentaux et les critiques inaugurales de l’idée démocratique dans la Grèce du IVe siècle avant Jésus Christ. Je mentionnais tout à l’heure ces discours qui traînent un peu partout qui recyclent la critique de la marchandise, de la société de consommation où la société du spectacle pour poser une identité entre le règne de l’égalité et celui de la consommation. Cette critique nie étroitement deux thèmes. Elle nous dit que le règne de légalité démocratique et le règne des individus qui ne s’occupent que de satisfaire leurs désirs individuels. Et elle nous dit qu’il est la perversion de toutes les formes d’autorité qui font exister une société. L’égalité affirmée entre enfants et parents. Élevés et maîtres. Ignorants et savants etc… Cette condamnation de l'égalité démocratique s'appuie sur des destructions de foules entièrement conditionnées par l'univers des supermarchés, de la publicité, de la télévision, d'internet, du téléphone portable etc... Le problème est que, cette description d'une humanité démocratique contemporaine façonnée par la société de consommation, les médias de masses et la révolution informatique est semblable trait pour trait à celle que fournissait déjà Platon il y a vingt-cinq siècles au livre VIII de la République. Au livre VIII de la République, Platon déjà décrivait l’homme démocratique athéniens comme un individu qui ne se préoccupait que de ses plaisirs et caprices quotidiens passants selon son humeur de l’exercice sportif à l’étude de la philosophie ou à la pratique de la musique. Il nous montrait qu’un tel individu était nécessairement rebelle à toute discipline collective et fanatiques d’égalité en tout. Dans l’Athènes démocratique nous dit Platon, toutes les relations naturelles sont renversées. Les femmes sont les égales des hommes, les élèves se moquent des maîtres, les parents tremblent devant les enfants, les vieux imitent les jeunes et même les ânes affirment leur égalité démocratique en encombrant les rues. Comment comprendre cette similitude des descriptions alors même que les critiques contemporaines ne cessent de nous dire qu'il n'y a rien de commun entre nos sociétés développées avec le rouage économiques sociaux et politiques complexes et le village démocratique de l’Athènes du IVe siècle avant JC. Il semble que Platon nous fournit la réponse. Ces descriptions sociologie de la démocratie sont semblables à vingt cinq siècles de distance parce qu’ elles ont une même fonction : montrer que la cité, ou l'état démocratique est une réalité impossible. Et si c’est une réalité impossible dans cette logique c’est parce que la démocratie est destructrice de toute forme d’autorité naturelle. En bref, parce que la démocratie est une anti-nature. En résumé donc la description de société démocratique est une description de fantaisie. Mais cette fantaisie recouvre une idée que nous devons prendre au sérieux et creuser pour dire “positivement” l’idée que le pouvoir du peuple n’est en rien une réalité naturelle. Qu’il est une contraction parce qu’il donne au pouvoir un sujet qui contredit le concept même de pouvoir. L'idée "naturelle" - entre guillemets - du pouvoir c'est toujours en effet déduire dissymétrie. Il y a celui qui exerce le pouvoir et celui qui est soumis à ce pouvoir. L'idée qui va avec est que cette soumission n'est pas accidentelle, qu'elle est structurelle. Il y a ceux qui ont besoin d'être gouverné et ceux qui ont la capacité de le faire. Chez Platon cette idée s'associe a une image dominante : celle du berger et de son troupeau et d'une nostalgie pour l'époque où le roi était le berger de son troupeau. L’idée naturelle donc l’idée “normale” - entre guillemets - du pouvoir, c’est que la dissymétrie est fondée en nature. L’exercice institutionnelle du pouvoir entre les humains est fondé sur une différence de compétence qui existe déjà. Une différence donnée dans la nature des choses : il y a des parents et des enfants, des maîtres et des élèves, des hommes libres et des esclaves, des savants et des ignorants etc… Et l’exercice du pouvoir dans les cités est pensé de même comme l’exercice d’une supériorité déjà donné d’un groupe qui a un titre naturel à gouverner sur une masse qui de son côté est destinée à être gouvernée, qui est dans une position naturelle d’infériorité et de demande de gouvernement. C’est par rapport à cela que l’idée démocratique apparaît comme une aberration. L'idée du pouvoir du peuple est en effet l'affirmation d'un pouvoir qui n'appartient à aucun groupe en particulier, qui n'est l'exercice d'aucune compétence spécifique, d'aucune supériorité naturelle. Le pouvoir du demos ne peut être le pouvoir d'aucun groupe spécifique sinon ce groupe très étrange : le groupe de ceux qui n'ont aucun titre spécifique à exercer le pouvoir. C'est à dire tout le monde et n'importe qui. Le pouvoir du peuple n'est pas celui de la population réunie, de sa majorité ou de ses classes laborieuses. Il est simplement le pouvoir propre à ceux et celles qui n'ont pas plus de titres à gouverner qu'à être gouverné. C'est ça le scandale anti-naturel de la démocratie. L'idée démocratique ruine l'idée même d'une qualité particulière donnant à un groupe la légitimité pour gouverner.

C’est ce que Platon encore résume au troisième livre des lois en ajoutant à tous les titres “légitimes”, les titres - disons - “courants” à l’exercice gouvernement, un titre supplémentaire aberrant qu’il appelle ironiquement “le choix du dieu”. Le dieu dont il parle, c’est bien sûr le dieu hasard, c’est à dire la pratique démocratique de nommer les magistrats pour un temps limité par tirage au sort. De fait, le tirage au sort est la forme normale de la représentation démocratique, celle qui affirme l'égale capacité de n'importe qui a exercé le pouvoir du peuple. Et à l’exercice comme tel, c’est à dire comme un pouvoir contradictoire, un pouvoir donc qui ne peut pas durer dans le temps et se donner une légitimation propre du côté de ceux qui l’occupent. Donc derrière cette description fantaisiste de “l’anarchie des mœurs démocratiques” il y a cette anarchie plus radicale qui est au fondement de l’idée même du pouvoir démocratique. L’idée d’un pouvoir spécifique de ceux qui n’ont aucune compétence spécifique, qui n’ont aucun titre à exercer le pouvoir. L’état démocratique est donc bien une contradiction dans les termes au sens le plus profond. Platon le dit. En même temps Platon est obligé de le compter au nombre des gouvernements qui existe de fait puisqu’il existe dans la cité où il vit. La situation est inverse pour nos gouvernements. Ils prouvent par le fait - on peut dire tous les jours - la contradiction entre le principe de l’état et le principe de la démocratie mais ne leurs est pas possible de - disons - de la formuler. Ils doivent continuer à se présenter comme des démocraties. Et il ne s’agit pas là de mensonges, d’apparences, de tromperies. Le paradoxe de l’état démocratique est plus profond. Le scandale démocratique en effet affecte l’état dès lors que l’état veut se présenter comme un état politique. Car le problème des titres naturels invoqués par Platon c’est que aucun d’eux ne fonde un état proprement politique. Pour qu’il y ait un état politique il faut que la politique existe comme principe différent de toutes les supériorités naturelles et sociales. Tant qu’un état est simplement le pouvoir du plus fort, il n’est pas un état politique, la chose est connue. Mais c’est la même chose au fond pour tous les pouvoirs qui se fondent sur une relation d’autorité ou de supériorité spécifique. Le pouvoir de la science, le pouvoir de la richesse, celui de la naissance, parfois celui de l'élection divine définissent des formes d'autorité qui fonctionnent dans la société, mais ils ne définissent encore aucun pouvoir proprement politique. Pour qu'il y ait un état politique en général, il faut qu'il y ait un principe proprement politique qui s'ajoute à toutes ses formes d'autorité. Or il n'y a pas d'autres principes de ce genre que le principe démocratique, le principe scandaleux d'une capacité de n'importe qui. Le principe démocratique alors n’est pas simplement le principe d’un régime politique particulier à côté d’autres. En un sens c’est le principe de l’existence de la politique en général. C’est le principe qui vient interrompre l’exercice naturel des formes de pouvoir et d’autorité immanente à la reproduction de la société. C'est le principe qui fait qu'il existe de la politique et non pas seulement du pouvoir.

Il y a bien sûr la pression du capitalisme financier qui limite strictement l’action du gouvernement à des mesures d’adaptation de leur nation aux exigences du marché mondial. Mais cette pression, se sont ces gouvernements qui y ont donné libre cours et ont décidé en commun d’en faire le principe même de leur action. Ils l’ont fait parce que cette organisation de la “scène globale” correspond à leur tendance naturelle à privatiser à leur profit l’exercice du pouvoir de tous. La situation actuelle peut être un cas extrême. Mais ce cas extrême renvoie à la contradiction constitutive des états - dit - “démocratiques”. D’un côté ces états ne peuvent être légitimes comme état politique que s’ils tiennent, en dernière instance, leur pouvoir du principe démocratique, du pouvoir de n’importe qui. De l’autre l’exercice du pouvoir étatique en général est un exercice qui tente à réduire ce pouvoir au strict minimum. Le pouvoir étatique comme tel travaille sans cesse à réduire la sphère d'exercice d'un pouvoir du peuple. Il le fait de deux façons. Il le fait premièrement en se constituant comme une corporation de spécialistes de la gestion des affaires communes et en réduisant la compétence populaire à l'élection qui lui donne sa légitime. Cette corporation de spécialistes tentent du même coup à concentrer en elle et autour d'elle toutes les formes de pouvoirs "naturels" celles de la naissance, de la richesse, de la force ou de la science. Il le fait deuxièmement en limitant les sphères où peut s'exercer un pouvoir du peuple. C'est, je crois, de ce point de vue qu'il nous faut comprendre l'ensemble des mesures destinées aujourd'hui dans tous nos pays à "flexibiliser le marché du travail" et à défaire les systèmes de protection et de solidarité sociale. On décrit volontiers ces mesures comme, à la fois une nécessité économique, et comme la fin de "l'état providence", la fin d'un "système d'assistance par l'état". Mais ces lois et systèmes protecteurs n'étaient pas des cadeaux de l'état. Ils avaient été acquis par la lutte ouvrière contre la logique de l'état. La logique de l'état a pour principe même de répartir une sphère publique dont il cherche à s'arroger le monopole et une sphère privée où c'est le pouvoir de la richesse qui fait loi. Ce qu'on cherche aujourd'hui à supprimer avec ses systèmes de protection sociale ce n'est donc pas un système d'assistance par l'état. C'est la capacité démocratique à laquelle ils avaient donné lieu. La capacité de la démocratie des travailleurs à transformer la scène des intérêts privés en scène de discussion publique ; à proposer d'autres données que celles qu'on leur imposaient ; à créer des modes alternatifs de discussion des intérêts communs et des formes de pouvoir autonome pour les faire valoir. Ce qu'on a appelé d'un terme équivoque le mouvement social, a d'abord été un mouvement politique, un mouvement pour affirmer la capacité collective en créant une sphère de réflexion et d'action qui est venue brouiller la séparation oligarchique des pouvoirs entre pouvoirs de l’état, pouvoir de la science et pouvoir de la richesse. En se faisant dicter aujourd’hui comme une nécessité économique la destruction de ces sphères de pouvoir collectif l’état renforce en fait ses propres prérogatives. “L’état démocratique” est une contradiction. Mais cette contradiction n’est pas encore une fois à traiter comme simple preuve de mensonge. Il faut penser positivement la démocratie comme l’exercice de cette contradiction. L’activité démocratique doit continuellement contre-dire la logique de privatisation du pouvoir de tout ce qui est propre au fonctionnement étatique. Cela définit d’un côté un certain nombre d’exigences qui apparaissent paradoxales par rapport aux logiques étatiques auxquelles nous sommes habituées.

Le principe fondamental de la démocratie c'est l'idée d'un pouvoir qui n'appartient à personne, qui ne peut être accaparé au nom d'aucune compétence spécifique. C'est ce que résumait les deux principes démocratiques originaires du tirage au sort et de la rotation rapide des fonctions. Ces principes ont été remplacés par ceux de la représentation et de l'élection qui sont en leur essence des principes oligarchiques ou aristocratiques. En effet, la représentation c’était à l’origine une forme aristocratique, une représentation des minorités privilégiées auxquelles les pouvoirs souverains d’antan reconnaissaient une autorité sociale. Et l’élection dans son sens premier n’était pas l’expression d’un choix mais la manifestation d’un consentement qu’un pouvoir supérieur demandait et qu’il demandait unanime. Le combat entre logique démocratique et logique représentative a abouti au compromis moderne constitué par le suffrage universel. Celui-ci est aujourd'hui deux choses. Il est une forme de visibilité, de manifestations du pouvoir de n'importe qui et il est en même temps le mode de reproduction de l'oligarchie dominante. Il est clair que l'on peut définir un certain nombre d'exigences démocratiques propres à modifier cet équilibre et à renforcer la puissance institutionnelle de la "démocratie". La plus fondamentale de ces exigences c'est la réduction du temps des mandats électifs et l'impossibilité de leur cumul et de leur renouvellement. Mais il clair aussi que la démocratie ne pourra jamais s’identifier simplement à une forme d’état parce qu’elle met en œuvre un principe contradictoire avec la logique du fonctionnement étatique. La démocratie existe pour autant qu’il existe des formes de manifestation et d’expression du pouvoir de tous qui soit en supplément par rapport à la logique des institutions étatiques et autonome par rapport à elle. Sans doute le meilleur exemple historique d’existence de la démocratie ainsi comprise nous est-il donné par les mouvements ouvriers d’un certain nombre de pays qui avaient réussi depuis la fin du 19e siècle à mettre en place tout un système d’institutions alternatives qui étaient à la fois des instruments de lutte et des formes de vie, allant de la coopérative ouvrière à l’université populaire.

Un mouvement démocratique ne peut se réduire à un parti électoral inséré dans le jeu des institutions étatiques, des formes d'expertise et du système médiatique officiel. Il est une forme d'affirmation autonome doté de son propre agenda, choisissant les terrains où il veut agir, mettant en œuvre ses propres formes d'expertise et d'information, créant ses propres institutions comme forme de manifestation d’une capacité qui est celle de n’importe qui. Un parti démocratique ainsi conçue et assez loin des parties que nous connaissons, qui sont des machines essentiellement destinées à l’exercice du pouvoir étatique. Si on peut encore parler de démocratie - pour moi - c’est à condition de dégager une idée forte de la démocratie comme cet impossible pouvoir de tous qui ne peut se ramener à son incarnation étatique sans disparaître. Le pouvoir du peuple c’est toujours le pouvoir d’un certain peuple, ça peut être le peuple défini par la capacité de n’importe qui contre d’autres figures du peuple : le peuple qui s’incarne dans l’état ou celui qui s’incarne dans la race par exemple. C’est de cette façon qu’il est encore possible de parler de démocratie. S’il est aussi - pour moi - nécessaire de le faire c’est que ce mot me semble être celui qui peut encore le mieux désigner le principe de toute alternative aux formes de la domination oligarchique. Ce principe est celui d’une capacité qui est la capacité égale de n importe qui. Il est celui d’une égalité qui doit être présupposé, prise comme un point de départ et non posé comme un point d’arriver à atteindre. C’est le principe que j’ai emprunté aux théoriciens français de l’émancipation intellectuelle Joseph Jacotot auquel j’ai consacré le livre “le maître ignorant”.

Écrivant au lendemain de la révolution française Jacotot a adopté une position d'écart radical par rapport aux théories du progrès et de l'instruction du peuple de l'époque. Toutes ses pensées de l'instruction et du progrès ont en effet le même présupposés. Elles prennent l'inégalité comme un point de départ et elle se propose de conduire les enfants, ou les ignorants, ou le peuple d'un état d'inégalité présent à un futur d'égalité promis tout au bout du processus. Mais, dit Jacotot, cette logique qui promet une égalité de connaissances à venir ne cesse de reproduire en boucle une inégalité présente des intelligences. Une inégalité quasiment de nature entre l’intelligence de celui qui sait et celle de celui qui ne sait pas. Il faut en tirer la conclusion : inégalité et égalité ne sont pas des états entre lesquels il faut tracer des chemins. Ce sont tes processus qui déterminent eux-mêmes le sens du chemin et les manières de cheminer. Qui part de l'inégalité dit Jacotot reconduit l'inégalité. Il faut faire le contraire : partir de l'égalité. Cela veut dire pour lui partir de la présupposition de l'égal capacité des intelligences et il faut s'employer à la vérifier. La vérifier, c'est à dire, étendre la sphère d'effectivité de ce que l'ignorant sait et peut déjà. Donc étendre la sphère de l'égalité là où déjà elle existe. Ce renversement de perspective Jacotot l'appelait "émancipation intellectuelle". Et on sait l'importance qu'a eu cette idée d'émancipation et d'auto-émancipation dans les mouvements ouvriers qui ont été en fait d'abord des mouvements politiques - pour moi - au sens le plus profond. L'émancipation sociale a d'abord été un mouvement d'affirmation d'une capacité de tous, opposé à l'idée de la répartition des compétences et de la séparation des manières d'être qui assignait les ouvriers à une place, une compétence et une manière d'être défini. Elle a été un processus donnant corps à cette capacité déjà, dans le présent, au lieu de la projeter comme une fin à atteindre. Mais nous savons que cette idée et cette pratique de l’émancipation ont été historiquement recouverte par une autre qui fait de l’égalité un but à atteindre à partir d’une science de la société et d’une science des moyens de transformer la société.

Ceci me ramène au point dont j’étais parti. J’étais partie des deux oppositions qui définissaient l’état classique, de la question “démocratie/totalitarisme et démocratie formelle/démocratie réelle”. J’ai essayé de montrer comment l’évolution récente de nos pays dits “démocratiques” avait brouillé ces repères, puisque, l’ordre dominant aujourd’hui recycle à son profit les arguments marxistes sur le mouvement de l’histoire, sur l’arriération de ceux qui lui résistent ou l’illusion de ceux qui y participent en croyant s’y opposer. Ce recyclage est possible parce que la contamination avait déjà eu lieu dans l’autre sens. A l'idée d'émancipation comme mouvement d'affirmation de la capacité de tous, le marxisme en effet mêlé dès l'origine l'idée inverse. Il lui a mêlé la présupposition inégalitaire des pédagogues du progrès. Celle qui fait de l'égalité un but à atteindre en corrigeant par les moyens de la science l'ignorance qui rend les opprimés esclaves de leur situation. La théorie marxiste de l’origine présupposait en effet l’incapacité structurelle des victimes de la domination à comprendre leur situation et donc à la transformer. Elle posait en effet l’existence - disons - de ce mécanisme de l’idéologie comme d’un mécanisme optique - on peut dire - nécessaire qui fait voir aux opprimés l’inverse des rapports sociaux réels, l’inverse de leur situation effective. Mais cette idée du mécanisme optique qui tient les ignorants à leur place en leur dérobant la vérité de leur situation à une généalogie bien précise. Elle est la version modernisée du mythe platonicien de la caverne. Or ce mythe lui-même faisait corps avec la dénonciation de l'anti-nature démocratique et avec la division de la société en ordre fixe sous le commandement et détenteur de la science. On sait comment cette idée de la science a pesé sur la conception d'une avant-garde comme détentrice du savoir des conditions de l'émancipation. Après l’effondrement du système dit socialiste cette idée s’est tout naturellement recyclée sous les deux forment dont je parlais. D’un côté la vision la nécessité historique qui dénonce les ignorants attachés à un univers social dépassé. De l’autre la science de l’envers des choses qui dénonce sans fin le règne de la marchandise et du spectacle mais dénonce surtout en définitive toute tentative de s’opposer à leur pouvoir.

J’arrive à ma conclusion. Repenser la démocratie aujourd’hui c’est donc marquer un double écart. Écart par rapport à la vision qui identifie la démocratie à la réalité du fonctionnement d’un état et/ou d’une société. Écart aussi par rapport à la critique marxiste qui interprète la contradiction démocratique comme une apparence qui cacherait une vérité mais une apparence qui serait dissipée par le mouvement de l’histoire et par la science des relations sociales. Si je peux encore parler de démocratie pour moi c’est dans la mesure où cette notion est celle d’une capacité partagée et d’un mode d’action fondé sur cette capacité. C’est dans la mesure où cette capacité partagée est pensée et mises en œuvre dans sa puissance paradoxale, sa puissance dis-sensuelle. Cette double exigence pour moi marque mes distances par rapport à d’autres façons de penser aujourd’hui la radicalité politique. Ces dernières années divers penseurs ou groupes militants ont entendu réveiller l’idée du communisme comme seule idée réellement antagoniques par rapport à l’ordre étatique capitaliste régnant. Mais ils l’ont fait en reprenant à leur compte l’une ou l’autre version de cette critique marxiste qui reste solidaire du présupposé inégalitaire. D’un côté certains pose l’exigence communiste comme la seule réponse à un monde contemporain qui nous décrivent voué au culte de la marchandise et du spectacle, à l’injonction de la jouissance et aux formes narcissique de l’expérimentation de soi. Cela veut dire qu’ils reprennent effectivement l’identification entre démocratie et règne du marché. Qu’ils reprennent la vision catastrophiste d’une humanité démocratique se suicidant elle-même. Face à cette vision le communisme apparaît comme la seule alternative. Mais la question se pose alors : si telle est la situation, avec quelle force subjective ce communisme peut-il être construit? Quelle force peut-il trouver dans cet univers démocratique décrit comme - disons - un univers entièrement voué à la consommation et au culte de la jouissance.
Il y a cette interview d’Alain Badiou à un journal américain qui dit : ce qu’il nous faut c’est une discipline communiste parce que la discipline est la seule force qui restent à ceux qui n’ont rien. Slavoj Žižek a repris et beaucoup d’enthousiasme cette formule. Et cette formule en même temps me semble reprendre effectivement je dirais le présupposé inégalitaire à savoir le présupposé de gens qui n’ont rien. L’idée qu’il y a une force des gens qui par ailleurs sont entièrement dépourvu de toute autre force. Ce qui veut dire en même temps je dirais d’une certaine façon dépendu de la force de penser leur situation. D’autres penseurs reprennent pour avec Toni Negri et Michael Hardt la formule marxiste “le communisme est le mouvement réel qui abolit l’ordre existant”. Mais je crois cette idée du mouvement réel recouvre en fait deux choses bien différentes, prend deux sens bien différents. D’un côté il reprend la vieille idée selon laquelle les forces productives développées par le capitalisme entre en contradiction avec les rapports de production capitalistes et les font exploser. On sait comment cette thèse a été appliquée, un peu mécaniquement parfois, au développement de la production de immatériel pour montrer que du fait de ce développement, la réalité de la production capitaliste était de moins en moins faite de richesses matérielles appropriables de plus en plus assimilables à une puissance intellectuelle partagée par les travailleurs nouveaux qu’elle produit - les travailleurs communautaires - producteurs de cette richesse. Donc à la fois produit cette richesse et producteur de cette richesse. Le capitalisme de la production immatériel forgerait ainsi lui-même une puissance communiste de l’intelligence collective. Mais le problème, je crois, est que l’intelligence collective forgée par un système de domination reste toujours l’intelligence de ce système. Quel que soit par ailleurs le nombre de ceux qui collaborent à ses formes. C’est pourquoi la théorie des multitudes élaborée par Toni Negri et Michael Hardt tend toujours à osciller entre deux pôles. Entre cette logique du développement des forces productives et une toute autre logique où c’est proprement l’autonomisation des formes de résistance et de vie créés par ces travailleurs dit “communautaires” qui constituent le noyau présent du communisme à venir. La multitude est alors définie par eux comme un ensemble d’institutions singulières. Je cite : « une forme de vie, une forme de lutte, d’organisation économique et syndicale, de grève, de rupture du processus d’exploitation, d’expérience de réappropriation, de nœuds de résistance » - fin de la citation. L'intelligence collective communiste donc n'est pas à ce moment-là celle qui est forgée par les formes d'exploitation capitaliste. Elle est celle qui est forgée par les expériences de lutte contre cette exploitation et contre l'état qui l'organise. Il faut alors disjoindre cette idée du communisme de toute idée de nécessité historique. A ce moment elle peut rejoindre l'idée de la démocratie que je propose. L'idée d'un processus de mise en œuvre d'une capacité de n'importe qui, autonome par rapport à la sphère publique définit par le fonctionnement étatique. L'idée d'une égalité qui n'est pas un but à atteindre mais un processus qui construit au présent ces formes concrètes d’existence dans tous les domaines de la vie. Une telle idée semble impliquer un programme démesuré, mais il me semble que cette démesure est seule capable de donner aujourd'hui au mot de démocratie une puissance neuve.

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Category: Démocratie